La désinvolture est une bien belle chose

La désinvolture est une bien belle chose

Jaenada, Philippe
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Tandis qu’au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s’ôter de la tête l’image de cette jeune femme qui, à l’aube du 28 novembre 1953, s’est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s’appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la surnommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l’instant sans l’ombre d’un projet d’avenir.


Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d’un beau soldat américain qui l’aimait aussi, s’est jetée, un matin d’automne, par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.


À nouveau, Bernard Métraux s’empare remarquablement des mots de Philippe Jaenada pour nous offrir une enquête complète et passionnante.


TTT TELERAMA
Par Nathalie Crom

Publié le 21 août 2024 à 10h14


Mis à jour le 28 août 2024 à 12h41


Le livre aurait pu s’appeler Dans le café de la jeunesse perdue, mais ce titre était déjà pris : Patrick Modiano l’a donné à l’un de ses admirables romans, paru en 2007. Empruntant l’expression à Guy Debord et son film In girum imus nocte et consumimur igni (« Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu », 1981), dans lequel le fondateur de l’Internationale situationniste énonçait : « À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. »


Ce troquet de la rive gauche, où sont passés, au tout début des années cinquante, un Modiano encore enfant engrangeant dans le Paris blafard de l’après-guerre les germes de son œuvre à venir, et un jeune Debord de 20 ans fomentant ses théories futures, l’ouvrage de Philippe Jaenada lui redonne son nom : le café Chez Moineau. Un minuscule bistrot sis au 22 de la rue du Four, dont une bande d’adolescents en rupture (de famille, de scolarité, de ban, de tout…) avait fait son quartier général. « À cette époque, Saint-Germain-des-Prés était le paradis des oubliés, on s’y sentait un peu moins malheureux qu’ailleurs », se souvenait, des années plus tard, une d’entre eux. Ces très jeunes gens, filles et garçons de 16, 17 ou 18 ans, parfois moins, Jaenada les surnomme tendrement « les moineaux », et cela leur va bien.


Ils sont sans attaches, abandonnés et libres, fragiles et amoraux, abîmés et diablement coriaces – ils font de leurs faiblesses les forces vives de leur farouche et désinvolte insubordination. Ils boivent trop, couchent les uns avec les autres, dorment parfois dans la rue, s’habillent de bizarres loques, se cachent des forces de l’ordre, se moquent des juges, séjournent à l’occasion dans ce qu’on appelait encore alors des maisons de correction, avant, tels des passereaux, de s’en échapper par une fenêtre laissée entrouverte… « Ils se vivent encore comme des enfants, pas comme des adultes. Des enfants perpétuels », dit à Jaenada un de ses interlocuteurs. Les images que le photographe néerlandais Ed van der Elsken (1925-1990), alors de passage à Paris, a prises d’eux sont d’autres indices sur lesquels s’appuie l’écrivain pour reconstituer, avec la minutie monomaniaque qu’on lui connaît, leur mode de vie et leurs itinéraires, parfois tragiquement brefs. « Ils ne voulaient pas du monde extérieur, de la société, des “autres” […]. Beaucoup d’entre eux étaient issus de foyers brisés, ou avaient vécu des expériences terribles par le passé. Ce n’étaient pas des gamins bohèmes qui se prélassaient. Ils s’amusaient mais c’était un groupe sans espoir, replié sur lui-même. Beaucoup étaient incapables de faire face à la vie et, à la fin, se sont détruits », notait Ed van der Elsken dans le livre qu’il leur a consacré, Love on the Left Bank (1956).


Goût pour le jeu et dégoût de la société

L’une d’entre eux hante plus particulièrement l’auteur de La Petite Femelle (2015) et d’Au printemps des monstres (2021) : elle s’appelait Jacqueline Harispe, surnommée Kaki (ou Kaky), morte à 20 ans, à l’aube d’une journée de novembre 1953, après être tombée (ou avoir sauté ?) par la fenêtre d’une minable chambre d’hôtel de Montparnasse. Jaenada avait déjà croisé sa silhouette gracieuse lors d’une de ses précédentes immersions en apnée dans cette France de l’après-guerre et des Trente Glorieuses dont, depuis dix ans, de livre en livre, enquêteur acharné mû par une passion pour les archives proche de l’obsession, il semble avoir entrepris de sonder l’opacité et la confusion. Une France comme rongée de l’intérieur par les stigmates de la défaite et de l’Occupation, dont témoignent ces « enfants de la guerre », leurs minces traces que l’écrivain ne veut pas laisser s’effacer. Laissant libre cours à une pente digressive particulièrement accentuée, il met donc au jour la courte vie de Kaki : ascendance bourgeoise, père cagoulard, mère paumée… Celles aussi de ses compagnons des nuits blanches du Quartier latin, Eliane, Ivan, Sarah et Sylvie – filles, elles, d’un couple juif déporté –, Boris, Patrick et les autres.


 


Du spectacle de la « prodigieuse inactivité » de ces enfants vagabonds qu’il côtoya de près, de leur goût pour le jeu et leur dégoût de la société, de ce « no future » chevillés à leurs corps et leurs cœurs rebelles, Guy Debord a nourri certains principes du situationnisme. « Dans le quartier de perdition où vint ma jeunesse, comme pour achever de s’instruire, on eût dit que s’étaient donné rendez-vous les signes précurseurs d’un proche effondrement de tout l’édifice de la civilisation », écrivait-il – cité par Philippe Jaenada qui, certes, ne l’aime pas tellement, mais entremêle néanmoins son enquête sur les vies et destins des « moineaux » au récit d’une aventure personnelle pas si éloignée que cela des « situations » debordiennes. « Une “situation”, précise l’écrivain, c’est-à-dire, comme le décrit sur France Inter le philosophe Patrick Marcolini (je ne vais pas faire le mariole, mieux vaut laisser parler les spécialistes) : “Une suite de moments de la vie quotidienne qui possède son unité, sa cohérence interne […] Un ensemble de gestes, d’attitudes, de comportements, des rencontres, des liens, des rapports sociaux qui se nouent en un moment précis […] et qu’on ne vivrait pas dans le cours ordinaire de la vie normale. »


En guise d’expérience, l’écrivain entreprend donc un fantasque et débonnaire « tour de la France par les bords » qui le mène, trois semaines durant, de Dunkerque à Maubeuge, via Le Conquet, Saint-Jean-de-Monts, Hendaye, La Grande-Motte, Evian, Wissembourg, etc. Quelque 5 000 kilomètres au volant pour une odyssée un rien absurde, impressionniste et triviale, poétique au fond, entre hôtels et bars sans grâce, à l’écoute d’une France d’aujourd’hui dont il se saisit par bribes (descriptions, fragments de conversations entendues). Un voyage au cours duquel, sous les effets conjugués de l’histoire reconstituée des « moineaux » et des paysages traversés, remontent des souvenirs de sa propre jeunesse. Celle d’Anne-Catherine, aussi, la femme qu’il aime depuis trente ans, ancienne adolescente fugueuse, « crade, maigre, affamée, les cheveux longs emmêlés », dont la silhouette, les peines et la révolte finissent par se fondre dans celles de Kaki et des gamins du café Chez Moineau, au sein d’un grand récit débordant d’humanité, d’empathie et de tendresse.

Yıl:
2024
Yayımcı:
Mialet Barrault Éditeur
Dil:
french
ISBN 10:
208042730X
ISBN 13:
9782080427304
Dosya:
EPUB, 647 KB
IPFS:
CID , CID Blake2b
french, 2024
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